« Une chambre à soi » ou le lieu de la création
L’atelier du peintre / le bureau de l’écrivain: l’extérieur de la toile et l’extérieur du texte
On est toujours déjà ailleurs quand on écrit. Je pense qu’il en est de même pour le peintre qui crée. Bien sûr, le peintre a un rapport à l’espace, ne serait-ce que par la spatialité de sa toile. Mais une fois qu’il a commencé à peindre, ne compte plus que cet espace-là du tableau dans lequel s’initie la création picturale et il fait littéralement abstraction de l’extérieur de la toile, il ne se voit plus en train de peindre, ne voit plus le reste de son atelier, de même que l’écrivain ne se perçoit pas en train d’écrire dans son bureau, immergé qu’il est dans le processus d’écriture.
L’écriture apparaît comme le hors-lieu paradoxal par excellence, celui par lequel on peut recréer tous les autres, réels ou imaginaires. Idem pour la peinture.
La « chambre à soi » de V. Woolf désigne l’espace réel, physique, de solitude nécessaire au travail créateur, son cadre préliminaire, espace fixe, avant la mise en branle autonome, l’ébranlement, avant son propre mouvement, le processus dynamique de création. On peut se demander ce qu’il en est de notre pratique d’écriture et du lien qu’elle entretient avec notre environnement privilégié, avec ce qui passe pour un lieu propice, favorisant – mythologiquement ?- l’activité d’écriture.
Ce lieu revêt une dimension symbolique personnelle, c’est un repère spatial intime qui préside à une émancipation par/dans l’écriture/ la peinture.
Car l’écriture s’évade et s’échappe d’emblée du lieu où elle advient puisque le seul lieu qui la tient vraiment est le pays des mots, le lieu de la langue à explorer en soi même. C’est l’unique topo qui devient « chambre à soi », jardin secret que l’on façonne, que l’on troue de recoins intimes, lieu personnel à géométrie variable. Cet espace de l’écriture qu’elle fait naître en son déploiement même, efface celui, réel, où elle s’inscrit. Ce dernier réapparaît, volontairement ou non à la conscience –comme une sorte de rappel que l’on habite bien le corps qui écrit en un lieu déterminé, quand l’écriture s’interrompt. On peut éprouver alors un sentiment de familiarité rassurant, de reconnaissance pour ce lieu contingent, sur lequel on sait que l’on peut compter pour « en partir » à volonté en pensée, stylo courant sur le papier ou main cavalant sur le clavier. Ce lieu, on aime s’en exclure en écrivant. On y est mais on n’y est plus véritablement. On mesure qu’il est là, on lui affecte une valeur d’attachement sentimental si ça peut aider psychologiquement au départ mais on sait bien au fond, que c’est précisément au plus lointain de soi que ça se passe et certainement pas à l’extérieur.
Nous sommes évidemment insérés par nos sens dans un environnement qui nous conditionne. Et cette détermination personnelle du lieu d’écriture peut être généalogiquement évaluée, mise en perspective, calculée, étudiée, voire poétisée.
Si elle ne saurait constituer un facteur déterminant pour la valeur de ce que l’on écrit (de ce que l’on peint) elle participe toutefois d’un charme certain qui s’y attache intimement pour nous, qui colore notre activité en lui conférant une tonalité singulière, affective.
En amateur, on écrit un peu n’importe où, prioritairement et prosaïquement sur la table naturellement bien éclairée de la salle à manger, quand on s’y trouve seule et avec le calme requis.
Sinon, c’est avec d’autres « écrivants » d’ateliers d’écriture, où la petite communauté des néophytes enthousiastes – réunie dans une salle ou au contraire en plein air – est censée distiller « une louable émulation », mais où en même temps, chacun est contraint de « s’enfermer dans sa bulle » et de s’abstraire au sens strict du lieu commun pour forer son propre univers en écrivant.
D’où peint-on ? D’où écrit-on ? De soi-même, de l’insondabilité de son fonds personnel, de sa géographie interne, intérieure, qui donne seule sens au lieu de l’écriture (à l’œuvre picturale) qu’elle éclaire et oriente, comme si celui-ci (celle-ci) n’était que la surface actuelle recouvrant nombre de lieux marquants de notre vie, que l’écriture (la peinture) ravive, fait ressurgir à la manière de palimpsestes mnésiques. Ces lieux–là, les souvenirs qui y sont rattachés, constituent le terreau, la matière dont les mots vont s’emparer dans l’écriture pour ciseler des images signifiantes. Le peintre lui agit par ses gestes en exprimant par traits et couleurs avant tout son paysage intérieur.
Le lieu d’écriture apparait donc davantage comme la cristallisation d’un faisceau d’images ressources appelées à devenir potentiellement littéraires par la dynamique de l’écriture. En lui-même, il ne présente guère de relief particulier (comme l’atelier du peintre qui ne vaut que par les heures de création, de travail pictural qui s’y sont concrétisées). Ce n’est que l’expérience vécue de l’écrivain qui va le faire vivre par le travail sur les mots.
Le lieu d’écriture devient ainsi le cadre d’élaboration de référence où s’écrit ce qui importe psychologiquement et littérairement, celui où convergent les pensées créatrices, le pôle réceptacle de ce qui est en jeu hors de lui, un témoin neutre où s’accrocher aux temps de pause, un terrain dialectique de récapitulation, l’ancrage de laboratoire à partir duquel s’effectue le voyage scripturaire.
Lieu initiateur de l’écriture, non initiatique. J’imagine qu’il en est de même pour le peintre dans son atelier.
Les lieux d’écriture sont de bien jolis points fixes, des pré-textes mais ce sont les contrées insoupçonnées en soi-même qui sont déterminantes en dernière instance pour la puissante torsion que représentent l’exploration littéraire et la création d’univers qui relèvent de la maîtrise d’une dynamique d’imprégnation personnelle.
L’atelier du peintre/l’espace de l’écriture n’est finalement que cet entre-deux mouvant, cette sorte d’alambic interne à construire entre présence et absence, où l’on ruse avec les lieux de la vie, et avec les rencontres réelles, artistiques, littéraires qui y ont laissé leurs empreintes. C’est seulement à partir de celles-ci qu’est susceptible de commencer le travail…
Le corps du créateur
Le seul artiste dont le corps tout entier est non seulement le lieu de surgissement artistique, mais où la coïncidence est totale entre la mobilité du corps et l’art, c’est le corps du danseur, pour moi le seul corps-artiste stricto sensu (le chanteur utilise certes ses cordes vocales et son appareil respiratoire, mais guère plus). Le corps dansant, en ce qu’il exploite en les développant à un degré inouï l’intégralité de ses capacités expressives, incarne au sens propre une vivante et mouvante œuvre d’art, la seule qui soit toujours en mouvement à travers lui…
Dans les autres arts – l’écriture littéraire, la peinture, la musique- le corps est contraint, voué à une immobilité plus ou moins totale. Il constituerait plutôt une entrave que l’on tente d’oublier dans le temps de concentration créatrice, durant lequel il est, oui, en un sens sacrifié sur l’autel de la création artistique, dans ses aspirations à la liberté de mouvement au profit d’une sublimation par le mouvement du pinceau, de l’archet ou du stylo. Seules les notes, les pensées mouvantes, colorées, courant sur le papier échappent métaphoriquement à l’immobilité.
Parfois je ressens comme une contention presque torturante le fait de demeurer assise plusieurs heures pour écrire. Au bout d’un certain temps, le corps en manque de mouvement, réclame ses droits, se rappelle à notre existence et physiquement, la nécessité de se lever, à défaut d’aller courir ou nager, s’impose. La pénibilité du statisme prolongé, voire son caractère mortifère, se maintient par l’absorbante fébrilité créatrice mais au prix d’une tension qui n’est acceptée que parce qu’on lui affecte un indice de valorisation personnelle supérieure, au nom de l’écriture. Il faut souffrir pour créer…Lutter contre notre propension à sortir nous balader au soleil. Nous soumettons quand même nos corps à des positions d’assise prolongées que l’on sait néfastes pour notre santé et notre vitalité. On est ailleurs que dans son corps, on ne l’habite plus. Tel est le tribut de l’écrivain à son art.
Quel statut pour la coulure en écriture ?
La coulure en peinture est une force dynamique et expressive rappelant la matière liquide du médium travaillé, comme l’a souligné A. de Sainte-Marie. Cette dimension physique de l’épanchement de la matière picturale est –elle une volonté déclarée de l’artiste ou un simple accident survenu sur la toile et laissé tel comme trace ? Ce qui survient « par hasard » sans l’avoir cherché consciemment peut-il être intégré comme un élément figuratif, comme c’est, semble-t-il, le cas dans certaines « Odyssée », où les coulures deviennent une sorte de chute d’eau, de fontaine, de ruissellement ? La coulure soulève des questions relevant d’une poétique de l’art pictural, en ce qu’elle exprime un cheminement incontrôlable des écoulements de peinture qui confronte précisément la maîtrise à l’acceptation d’une part de non-maîtrise comme suprême dans l’acte créateur. Oser la visibilité de cette non-maîtrise relève d’une démarche artistique d’un degré raffiné, (Pollock en a usé) que l’on pourrait interpréter à tort pour une sorte de désinvolture, de laisser-aller, alors que la rétention du geste qui effacerait la coulure, signifie en soi beaucoup. C’est le contrôle sur son œuvre qui est limité là parce que l’artiste sait qu’elle lui échappe de toute façon toujours en partie. C’est donc un signe de clairvoyance artistique que de refuser la facilité du léché, de l’aspect facticement parfait.
Et en écriture, quel serait l’équivalent de la coulure ?
Ce qui échappe à l’écrivain à son insu, qu’il ne rattrape pas parce que la coulure se situe entre les lignes, dans l’invisibilité de ce qui est suggéré inconsciemment, malgré lui, sans même être écrit mais que le lecteur attentif perçoit comme caractéristique peut-être de cet auteur; ce qui coule des mots, ce qui est tacitement ou pas entraîné par eux dans l’imaginaire singulier du lecteur, une coulure plus de réception que d’émission peut-être, sur lequel l’écrivain n’aurait aucune prise.
Ce peut être aussi ce qui sort de la cohérence stricte, du plan d’écriture, du projet, une divagation digressive intempestive, impromptue, que l’écrivain accepte, accueille presque passivement, en étant « agi », parce qu’il sent là une expression d’intensité, « pépite » qu’il serait coupable de refuser. La coulure laisse un certain degré au libre cours, une sorte de lâcher prise d’exception qui ressort toujours de l’imprévu, donc de l’inconscient de l’auteur.
La coulure a à voir avec une surabondance créatrice, comme un trop plein qui déborderait les capacités formelles de l’auteur, son fil directeur, et qui serait susceptible de l’entraîner là où il n’avait pas encore eu l’idée d’aller, à emprunter des voies de traverses inexplorées, qu’il a initiées sans s’en rendre compte, et qu’il lui importe ensuite de ne pas négliger parce qu’elle recèle quelque chose, précisément, de précieux.
Marion Lafage |