Cahier n°64 : Jean-Jacques Ceccarelli, entretien (intégral)

ENTRETIEN avec JEAN-JACQUES CECCARELLI

Jean-Jacques Ceccarelli a été, avec Louis Pons et Joan Fontcuberta, l’un des trois premiers artistes exposés à l’Artothèque en 1989. Réunis sur le thème Assemblages ils ont participé à notre première publication. Jean-Jacques Ceccarelli avait d’ailleurs beaucoup aidé à la mise en route de notre projet. C’est notamment grâce à lui et à un groupe d’artistes donateurs qu’avait pu être amorcée notre collection destinée au prêt, qui aujourd’hui rassemble plus de cinq cents oeuvres. Jean-Jacques Ceccarelli revient à l’Artothèque pour exposer la série les Chiens de Jean.

 

Jean-Jacques Ceccarelli : Je travaille souvent par séquences. Une séquence se construit par ce qui se joue entre deux dessins. Un dessin se fait : quel événement va amener le prochain ? Parfois il n’y a aucune donnée de départ, c’est le dessin lui-même qui amène la chose. Mais parfois j’adopte un autre mode, je me fais une proposition, un peu comme si je me fixais un exercice de style. Et là c’est le travail en séquence. J’ai, au départ, dans la tête, quelque chose de précis, une chose que je développe en elle-même. À une époque j’ai fait une série de couteaux : au départ j’ai dessiné simplement des couteaux, puis je les ai dessinés sur un fond de gouache, puis avec des collages. Le processus s’est fait comme ça tout en pensant presque déjà à la mort de la proposition.

C’est aussi ce qui s’est passé avec les chiens. Au départ il y a une donnée : le chien de Jean. Mais, au bout de quelques dessins, l’idée même ou l’envie du chien a complètement disparu. Ce qui m’intéresse c’est comment appréhender une page avec lui ; comment il va se développer dans la page ; comment la couleur peut jouer ou ne pas jouer ; comment le crayon l’accompagne ; ce qui fait qu’à chaque dessin j’ai de plus en plus conscience du moment où se fait une rupture, me disant : trois chiens comme ça me suffisent, il faut qu’il arrive au chien quelque chose d’autre. Et là, ce qui va venir, ce n’est pas un chien arrivant des bords de la page, mais quelque chose à l’intérieur de lui. C’est la règle du jeu.

Donc par rapport au chien, ce qui m’intéressait, c’était de voir comment le pinceau pouvait prendre dans un même mouvement une forme qui se détache d’un fond. Il n’y avait pas au départ de papier qui soit préparé. Je n’avais pas mis un fond rouge ou un fond vert ; le papier était blanc et il fallait que la forme vienne du geste. Au fur et à mesure, ce geste a été accompagné par le fait de redessiner à l’intérieur de cette forme. Initialement la forme était plus ou moins un chien, parce qu’il y avait quelque chose qui me touchait par rapport à – comment dire – une histoire personnelle ; voilà. Je n’ai jamais eu d’empathie particulière pour les chiens… Je n’aime pas trop les bêtes. Mais là il y avait une forme qui me séduisait. L’anecdote m’en rapprochait et me donnait la possibilité de rester ou de jouer avec cette forme. Et puis, au fur et à mesure, la forme s’en est allée et le chien est devenu… une vache, des paysages ! Mais alors que s’effaçait le désir d’une symbolique, ou d’une ressemblance à un chien, ce qui continuait à m’intéresser, c’était comment je pouvais le développer avec un geste de pinceau.

 

Artothèque Antonin Artaud : Est-ce que dans ton travail tu es aussi guidé par des références à des courants artistiques, des périodes de l’histoire de l’art ?

Jean-Jacques Ceccarelli : Depuis toujours les choses qui me passionnent et dont je me sens assez proche (et en même temps toujours très éloigné) ce sont les cartes de géographie, les enluminures, et tout leur vocabulaire, dans lequel sans cesse on peut se ressourcer. J’ai plus d’excitation en tournant (mais ça m’arrive rarement) les pages d’un incunable avec des enluminures qu’en me promenant au Musée Picasso ; parce qu’au Musée Picasso la peinture ne m’apporte rien. Enfin, je veux dire, elle ne m’apporte rien dans mon histoire à moi, alors que les enluminures, elles, m’apportent des milliers de choses. J’ai aussi un lien très fort avec la peinture italienne et je suis passionné par les Étrusques. Sous mon pinceau ce sont des choses qui me poursuivent, qui sont devenues, si je puis dire, comme un hypothétique pays natal. Ma famille vient d’Italie et plus particulièrement du pays des Étrusques, d’Arezzo précisément. J’ai toujours eu une sensibilité à ce monde-là, à leur plastique, leur esthétique ; j’aime beaucoup cette peinture sur mur à la détrempe, cette chose qui se fait d’un seul geste.

Sur la place d’Arezzo il y a une immense chimère étrusque en bronze. C’est une image qui est spontanément revenue sous le pinceau, et auprès des chiens… qui ne sont pas des chiens…

 

A : Mais peut-être des chimères…

JJC : Mais certainement des chimères. Sans cesse sur cette proposition sont venus se joindre des éléments de mémoire aussi bien mentale qu’esthétique. À un moment donné, à mes yeux – pas à ceux du regardeur – certains de mes chiens-vaches paysages (ou je ne sais pas quoi) se sont rapprochés de la Perse, ou presque de la peinture chinoise, pour moi comme machine à produire à l’intérieur de cet objet. Tout un tas d’éléments, par exemple dans la couleur, font écho à l’émail des tuiles étrusques ou des céramiques chinoises, et ainsi de suite. Donc la proposition initiale m’a amené dans ces dédales.

 

A : Tu fais un voyage à travers toutes les choses que tu aimes ?

JJC : Je ne me dis pas au départ : il faut visiter les Étrusques ! C’est le pinceau qui m’y emmène. En regardant le dessin je me dis : tiens c’est drôle, il y a quelque chose là-dedans des Étrusques. C’est tout, c’est simplement une mécanique interne à une proposition que je me fais.

 

A : Au moment où tu te le dis, tu suis cette piste, et tu la nourris ?

JJC : C’est justement à ce moment-là qu’elle commence à disparaître : quand on nomme quelque chose, c’est la fin. Si j’ai le malheur de dire à quelqu’un : « Je pense que le prochain dessin ira dans ce sens. », c’est foutu ! L’avoir dit c’est l’avoir fait, donc ce n’est plus la peine. Il s’installe comme un interdit. Il faut attendre pour que d’un coup quelque chose resurgisse. Il faut que je redécouvre la proposition.

 

A : Tu creuses ta proposition, tu l’approfondis et en même temps c’est toujours assez fugitif, parce qu’immédiatement cela bascule dans la suite ?

JJC : Toujours. Entre deux dessins, c’est ce qui se joue. Qu’est-ce qu’il va y avoir en lui de celui d’avant et qu’est-ce qu’il y aura de lui dans celui d’après ? C’est ce moment-là qui est fugitif. Ce n’est pas tellement se poser la question : qu’est-ce que je vais faire ? C’est cet entre-deux où il n’y a rien à faire, où tout est à faire, où tout a été fait ; c’est ce moment de vide à appréhender, à mettre en mouvement.

 

A : Tu emploies toujours le terme de dessin, plutôt que celui de peinture quand tu parles de tes travaux.

JJC : Oui, alors même que ce que j’exposais à l’Artothèque en 1989, c’étaient des collages… J’utilise le papier avec tout ce qu’il suscite comme événements, avec la façon dont il répond. Pour moi ça s’appelle du dessin. Même si j’utilise de la peinture à l’huile, sur papier ce sera encore une relation au geste. Il y a toujours une idée du temps, mais peut-être pas comme dans la peinture, parce que dans le dessin il y a quelque chose qui est plus facilement irrémédiable. Je n’aime pas le terme, mais dans le dessin il n’y a pas de repentir ; il y a une dialectique, il y a un processus, une chose qui en entraîne une autre ; il y a une souillure, quand je dis souillure, c’est une trace et comment on peut jouer avec. Dans la peinture ce sont des moments sur lesquels on peut revenir, ou pas, même dans la peinture la plus gestuelle… on recule et on regarde. Avec le dessin on ne recule pas, on ne regarde pas : on est dedans ou on n’y est pas.

 

A : On garde tout ?

JJC : Le premier geste fait que le dessin, il y est, mal barré ou pas. Même s’il est mal barré, le dessin, il faut le faire ; sinon, le suivant ne viendra pas. Si on fait l’économie d’un dessin, comment se retrouver dans l’entre-deux dont je parlais tout à l’heure ? Quand on commence un dessin on ne peut jamais y revenir. Si j’ai attaqué un dessin, je ne pars pas trois ou quatre jours en voyage ; parce que quand je reviendrai je ne comprendrai plus où il a commencé et quelle était sa mécanique propre. Alors qu’une peinture il me faut un moment et puis je me remets dans son ambiance. C’est ça la différence. C’est pourquoi je parle de dessin : ce qui me plaît, ce sont ces moments un peu risqués, un peu fragiles.

A : Du coup, avec le dessin, c’est la série qui tient lieu de ces couches de peinture qu’on superpose.

JJC : Exactement. Quand je faisais de la peinture (parce que j’ai fait de la peinture) je faisais une image, et cette image je la travaillais pendant des mois parce que, couche après couche, c’était toujours la même image qui se nourrissait de toutes les couches que je rajoutais. Et maintenant, un peu comme un millefeuille, c’est une feuille plus une feuille, plus une feuille qui peut faire un tout. Mais ça ne fait pas une peinture ; ça fait plusieurs dessins, qui ne font jamais un dessin. Qui font des images du temps sur cette proposition du dessin. Voilà.

 

A : La peinture pour toi, ça a été une période, mais tu ne l’as pas continuée, tu as opté pour le dessin ?

JJC : Je ne suis plus jamais revenu à la peinture.

 

A : C’est donc le papier plutôt que la toile.

JJC : Oui. Parce que c’est techniquement plus facile, par exemple en terme de séchage. Dans la peinture je crée une image sur deux mois, alors que le dessin, sur papier, peut être mis en danger. J’ai un problème avec moi : je suis très maniaque, je suis rempli de rituels ; il me faut passer par toutes sortes de rites, et dans la peinture, je les exerçais, mais ils devenaient pesants, alors que dans le dessin, qui reste très ritualisé, ça l’est moins.

 

A : Tu relies souvent ton travail à un détail de ta vie. Il n’y a pas œuvre s’il n’y a pas à l’origine quelque chose de personnel ?

JJC : Dans ma démarche, je peux trouver des choses dans une poubelle qui n’est pas ma poubelle. À partir du moment où je les ai regardées et où je les ai prises ça devient mes choses ; ça rentre comme ça dans mon travail. Mais je ne peux pas retourner tous les jours dans cette rue et dans cette poubelle en pensant trouver la suite de ces choses. C’est foutu. Je vais trouver des bouteilles en verre, des plastiques, mais pas ce truc, peut-être des papiers peints qui ont été arrachés, mais qui d’un coup, moi, vont me dire quelque chose. Les gens, ils en ont fini avec ces papiers peints, et je ne vais pas attendre trente ans qu’ils les changent à nouveau et les mettent à la poubelle ; et je ne vais pas non plus aller dans un magasin en me disant : allez, on raccourcit le temps, on va directement au magasin acheter des papiers peints, puisque je travaille avec des papiers peints.

 

A : Est-ce que c’est ton rapport au temps dans la création qui est en jeu ? Par exemple, dans ton premier entretien avec l’Artothèque tu parlais d’un jardin avec des iris, d’un jardin perdu, d’un jardin qu’on ne t’avait plus autorisé à voir.

JJC : Exactement. C’est à la fois le rapport aux autres et au temps. Les iris, que je ne pouvais plus approcher, je les ai tous coupés ; en fait j’ai coupé les feuilles ; les iris étant des rhizomes, ils ont poussé de plus belle. J’ai gardé les feuilles, sachant que c’étaient ces iris-là, et pas d’autres. Il y a eu une série de dessins qui étaient faits avec les iris de ce bac, de cet endroit, point. Je ne suis pas allé chercher quelques feuilles d’iris que j’aurais pu trouver ailleurs. Il y a une ritualisation des autres et du temps. C’est comme les chiens. Ils ont vraiment existé. Mais je n’ai pas choisi, ce n’est pas moi, ils sont venus.

 

A : Partant de ce rapport aux autres et au temps, comment expliques-tu que certains de tes travaux soient plus figuratifs, et d’autres plus abstraits ?

JJC : Ça vient de la mécanique interne à la proposition. C’est qu’à un moment donné je peux utiliser des matériaux, ou des instruments qui font que ça va plus pencher vers quelque chose de très abstrait, ou au contraire quelque chose de très écrit. Mais c’est plutôt les matériaux qui m’y conduisent. De grandes flaques de brou de noix vont difficilement amener un peu de crayon, ce qui emmène plutôt sur une écriture, pas du minuscule mais du pourquoi pas. Du pourquoi pas un visage, pourquoi pas un mot. Pourquoi pas quelque chose qui va davantage se reconnaître au-delà de l’événement abstrait.

A : C’est un pourquoi pas qui a plutôt tendance à se défaire qu’à se faire quand on regarde les séries.

JJC : Si au départ il y a une figure, elle est toujours en état de risque, elle a peu de chance d’avoir un avenir : des événements risquent de l’emmener vers quelque chose d’irrémédiable. Cette figure, comment on est tenu par elle ? Si on fait une nature morte, on peut attendre que les choses pourrissent mais on peut tout simplement renouveler ses pommes, ou les enlever carrément.

 

A : Avec tes figures ou tes formes toujours en danger de disparaître, est-ce que tu travailles sur le passage, l’éphémère fondamental de la condition humaine ?

JJC : Tout à fait ; et avec cette possibilité de s’arrêter définitivement, non pas parce qu’on meurt, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus rien qui vient et qui donne ce possible d’un acte. Donc oui, c’est un peu comme une donnée de vie.

 

A : Tu as parlé d’une flaque de brou de noix, est-ce que tu pars d’un geste aléatoire ?

JJC : J’ai beaucoup utilisé des gestes aléatoires, mais en fait déjà gravés en mémoire. Je ne crois pas qu’il y ait un geste pur ; même une flaque, même si je souffle sur la flaque, il y a un vocabulaire qui est déjà présent.

 

A : Tu as aussi exposé des dessins à la pluie ?

JJC : Cet effacement aléatoire me permettait de travailler ensuite pour chercher à retrouver le premier geste. Il y avait une quête qui allait au-delà de l’effacement. Ce que je recherchais, c’était où se trouvait ce premier trait disparu avec la pluie.

 

A : Tu as utilisé l’aléatoire, mais tu as aussi paradoxalement une minutie extrême dans le trait, dans l’utilisation du crayon.

JJC : Oui, c’est peut-être une manière de se remettre à l’intérieur de l’objet, que ce soit avec l’encre de Chine ou le crayon, qui vient ciseler à l’intérieur de la figure.

 

A : Comme un miniaturiste, un peintre d’enluminures, comme tu disais tout à l’heure ?

JJC : C’est une façon de se les réapproprier, pas comme une signature, mais comme on se rase, comme on se regarde et on se rase. Se raser c’est enlever, mais c’est enlever pour retrouver : ça, ça me plaît beaucoup.

 

A : On parle de ton travail de trait au crayon : peux-tu nous parler de la série des manteaux, qui sont au mur de ton atelier ?

JJC : Après les chiens sont arrivés des corps, pas des biceps, mais des corps un peu médiévaux, mi-hommes, mi-bêtes, très danse de mort, très Jérôme Bosch, un peu fantastiques, je n’aime pas trop ce mot, mais disons hybrides, sans la volonté que ce soit hybride ; ce n’est pas le Golem. Ensuite, ces corps m’ont gêné ; il fallait qu’ils s’en aillent. Alors j’ai fait des choses qui relevaient de la transparence. Il y a quelques trucs qui me traînent dans la tête : une fois j’ai vu une veste d’esquimau en peau de phoque, peut-être au Musée de l’Homme, la peau était transparente et non duveteuse. J’ai trouvé cela très étonnant, de la peau sur la peau. Ça m’a perturbé. Je l’ai en tête. Je suis parti sur des corps sans corps, et j’en suis arrivé à mes vêtements sans personne. En plus, ce qui me plaît beaucoup, c’est que ces vêtements sont ceux d’une marionnette de clown que j’ai trouvée dans une poubelle. Donc dessiner des corps sans corps me plaisait beaucoup, d’autant plus que je suis tombé malade dans mon corps. Il y avait là une forme d’autoportrait absent, une interrogation sur l’absence et cette question : est-ce que ça va bouger ?

 

A : On retrouve, dans ce travail des chiens, cette même recherche autour du vide dans le dessin que dans tes travaux des années quatre-vingt-dix, comme Le Parc. Dans ces dessins il y a des corps qui ne sont dessinés que par le paysage autour, qui sont vides ou presque, et qu’on devine comme dans un filigrane.

JJC : Oui, absolument. En travaillant sur le chien, ce qui m’a intéressé dans le geste, c’est de voir le blanc qui restait à l’intérieur du chien et non pas tout autour ; et ce qui était à l’intérieur, c’est là où pour moi ça faisait paysage, carte, portulan, et compagnie… donc c’étaient des mers intérieures, des bassins…

 

A : Tu as parfois la tentation de très grandes feuilles, de très grands dessins, comme ceux que tu avais exposés chez André Dimanche ?

JJC : C’est plutôt l’atelier qui guide la possibilité de quelque chose, et j’avais un atelier tout en longueur, très bas de plafond, ce qui a fait que j’ai pu déployer les rouleaux de papier sur quatre mètres cinquante. Puis j’ai changé d’atelier, et ça n’avait plus aucun sens parce que la structure était complètement différente. C’était un peu comme cet atelier, ici, rue Estelle ; quand j’entreprenais un travail, en fait je le pensais par rapport au sol, parce que j’avais la mezzanine : je pouvais y monter et voir d’en haut ce que je faisais.

 

A : Le cadre dans lequel tu travailles a donc un effet sur ta création.

JJC : Complètement. À un moment, les pigments jaunes étaient très présents dans mes oeuvres, et je me suis rendu compte que dans l’atelier où j’étais, les deux fenêtres étaient occultées par du jaune, toute l’ambiance de l’atelier était jaune. Évidemment, ça coulait de source, mais avant que je m’en rende compte, j’étais entré dans cette période jaune. Il y a des trucs comme ça, l’extérieur qui vient dans le travail aussi bien par l’espace que par la couleur.

 

A : On éprouve devant les chiens une sensation de flottement de la forme sur le blanc de la feuille, est-ce quelque chose que tu recherches, que tu désires ?

JJC : Non, pas du tout, c’est une chose qui est arrivée comme ça. Alors qu’auparavant, je remplissais la totalité de la feuille, à un moment donné je me suis dit : à quel moment je prends en compte le blanc du papier ? Je crois que l’impression d’une suspension, d’une apesanteur, est nourrie par le geste du pinceau. Il y a une première appréhension de la feuille, de ses limites, de son propre espace, que révèle le geste du pinceau qui vient s’inscrire à l’intérieur. Mais quand on dessine au crayon, comme dans la série de manteaux en noir et blanc, on peut imaginer que ça peut continuer, ce qui n’est pas le cas avec la peinture, alors qu’on pourrait penser l’inverse, que ça va couler partout, parce que le pinceau, c’est fluide. Mais non. Le crayon, c’est un geste, plus un geste, plus un geste, qui font qu’on a la possibilité d’envahir la page ; alors que la fluidité de la peinture sous le pinceau conduit à un resserrement, pour faire forme.

 

A : Ici, dans l’atelier, nous sommes devant ces deux séries, les manteaux, au crayon, et les chiens, au pinceau. Et ces manteaux, même s’il n’y a pas de corps dedans, sont extrêmement posés au sol, comme des sculptures.

JJC : Absolument, ce qui n’est pas le cas des chiens. Les manteaux sont très statiques, et puis ils ont un côté totem, ils sont un peu totémiques.

 

A : La forme du chien nous renvoie à l’anecdote de départ, à laquelle fait allusion le texte de Jean-Louis Marcos : ce petit chien est mort, il est couché, à plat…

JJC : Oui et il est appelé à ne plus être… alors que les habits sont appelés à être endossés. On peut tourner autour du totem ; ceci dit, on peut tourner autour d’une tombe. J’aime beaucoup les ronds-points, tourner autour, comme pour une sculpture. Il est certain que le dessin est très proche de la sculpture, peut-être plus que de la peinture. J’ai toujours beaucoup aimé les dessins de sculpteurs, Rodin, Dodeigne… plus que ceux des peintres… Il y a des peintures qui m’émeuvent beaucoup,

ce sont les peintures de Giacometti, mais est-ce que ce sont vraiment des peintures ? Elles sont très troublantes, enfin moi je trouve…

 

A : Et la gravure ? Le trait dans les dessins des manteaux peut faire penser à des entailles.

JJC : Complètement ; ça fait des incisions. C’est vrai que depuis très longtemps, beaucoup de gens, quand ils voient par exemple mes dessins à l’encre de Chine des années 70, pensent que c’est de la gravure.  Mais je n’ai jamais fait de gravure. Il y a plusieurs éléments que je n’aime pas dans la gravure. Un de ces éléments, c’est la multiplication. La multiplication n’a rien à voir avec la série, même si on peut revenir sur sa plaque et ainsi de suite, mais ça reste la même plaque. Moi, je préfère aller sur le papier directement. À un moment donné, il faut que je me serve de tout ; par exemple, quand je découpais, il y avait la forme que je découpais et que je collais, et il y avait le reste ; et ce reste, il fallait en faire quelque chose. Donc je le réintroduisais ailleurs. Si je faisais de la gravure, il faudrait que la plaque, j’en fasse quelque chose d’autre. Or des plaques restent des plaques, une pierre litho reste une pierre litho qu’on va frotter pour faire disparaître la forme, au profit d’une future pierre litho. Et puis la question, c’est aussi qu’on grave à l’envers : ça me dérange. Tout à l’heure, je parlais de se raser : j’ai un problème avec le miroir ; j’ai mis des années à comprendre où était ma raie de coiffure, quand je regardais les photos, je l’avais toujours de l’autre côté. Ce n’est pas possible, elle n’est pas là, elle est ailleurs… Il y a quelque chose qui me trahit. Déjà que je suis obligé de me regarder, ce qui me gêne profondément, alors en plus, s’il fallait que je travaille comme ça, je n’y arriverais jamais. Donc je ne plonge pas dans des choses qui me rendent davantage perplexe.

 

A : Comment vis-tu le fait que ces séries successives, au cours de ton histoire, ont pu être dissociées et dispersées entre des collectionneurs ?

JJC : Je n’ai pas trop le choix. Mais je le regrette, c’est-à-dire que j’aurais aimé qu’un jour, un lieu de type musée garde la totalité d’une série, pour faire voir comment ce processus s’est développé, comment ça s’arrête, comment ça a commencé, et comment ça finit. Mais c’est sans doute impossible ; si ce n’est pas moi qui trahis la série, en vendant un dessin ou en en offrant un, ce sont les autres qui s’en chargent ; avec le temps ce n’est pas possible, c’est inévitable. De toutes les séries que j’ai pu faire, il n’y en a jamais eu une qui ait été conservée dans son intégralité.

 

A : Elles seront peut-être rassemblées à nouveau plus tard, il y a de beaux hasards parfois aussi.

JJC : Je viens de lire qu’une fresque de Piero della Francesca qui était dans une église, qui est partie dans une autre, puis dans un musée pendant je ne sais combien de centaines d’années, qui n’a pas arrêté de se promener, attend dans un couvent le moment de retrouver son lieu d’origine, en cours de restauration de l’autre côté de la rue. C’est étonnant cette aventure-là…

 

Entretien avec Jean-Jacques Ceccarelli, atelier du 32 rue Estelle,

samedi 6 février 2016

 

Artiste(s) présent(s) dans le cahier :

CECCARELLI Jean-Jacques


Edité pour l'expo :

Exposition Jean-Jacques Ceccarelli « les chiens de Jean »

 

 

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